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Texte extrait d'une conférence donnée à Rouen le 4 février 1955, par l'académicien Normand André Siegfried
La psychologie du Normand est un ensemble de traits conjugués qui forment un tout entièrement original.
Le Normand parait être avant tout un réaliste qui a le sens d'un intérêt matériel. Mais en même temps, et ce n'est pas contradictoire, c'est un homme (ou une femme) qui a horreur des abstractions et qui a un sens extraordinaire des nuances. Ceci l'amène à posséder un libéralisme foncier, en ce sens qu'il n'est jamais un fanatique et qu'il déteste les doctrinaires et les fanatiques. Ceci l'amène aussi par fidélité à l'expérience et par habitude à être un homme qui a le sens de la durée, qui aime la valeur du temps. L'une de ses plus charmantes qualités est d'être fidèle. Et puis, c'est la contradiction la plus étonnante, c'est un homme d'un individualisme un peu jaloux qui est remarquablement égalitaire et qui, cependant, a le respect des hiérarchies établies. Voila l'ensemble du Normand. Maintenant, reprenons ces différents points.
Réalisme et sens de la conservation
Parlons d'abord du réalisme et de l'intérêt matériel. Le Normand a le respect de ce qui dure et surtout de ce qui a prouvé sa capacité d'être et de durer. Pour être respecté par le Normand, il faut montrer qu'on est capable de continuer. Par conséquent le Normand ne respecte les gens et les choses qu'au bout d'un certain temps. Ceci l'amène à être naturellement conservateur, encore qu'il ait, et ceci est très important, le goût du risque et de l'aventure; mais il n'est jamais réactionnaire. Le Normand n'est ni réactionnaire, ni révolutionnaire. Il est comme un Anglais. Il sait qu'il y a un certain nombre de choses qui méritent d'être conservées et il ne peut être conservateur que parce que lui-même a quelque chose à conserver. Par conséquent, ce conservatisme est un sens de gouvernement. Le Normand sait que la nature elle même est conservatrice.
Horreur des abstractions et un sens des nuances
Le Normand n'aime pas les doctrinaires. Oh! il est capable d'avoir des doctrines! C'est un excellent juriste. Il raisonne très bien. Il a été romanisé, comme nous le disions tout à l'heure. Mais il n'aime pas les doctrinaires ou plus exactement, il n'aime pas la logomachie. La logomachie du politicien français ne lui plaît pas. C'est pourquoi, en politique, si des horsains réussissent parfois, c'est tout de même exceptionnel. Il y a un certain langage du Normand, une certaine façon de parler qui exclut la logomachie. On aime les faits plus que les principes. Les Normands ont des principes, naturellement, mais je ne crois pas qu'ils aiment les principes. Je pense qu'ils raisonnent en fonction de l'événement, comme les Anglais, et qu'ils aiment s'adapter aux circonstances. Ainsi arrivent-ils à une qualité tout à fait remarquable, qu'il possèdent tous (et quand il ne la possède pas, ce ne sont pas des Normands): ils ont le sens de la relativité, le sens de la nuance. Ce sont des opportunistes pour cette raison: ils savent très bien que la vérité n'est jamais toute entière du même côté. Je crois que c'est la Rochefoucauld qui a dit que les querelles s'arrangeraient plus facilement si les torts étaient tous d'un même côté. Le Normand sait très bien que personne n'a raison et qu'il y a des torts de tous les côtés. Par conséquent, il ne peut pas raisonnablement être fanatique à l'encontre de quelqu'un parce qu'il se rend compte, qu' après tout, son adversaire pourrait avoir raison. Ceci explique que le Normand aime se réserver, qu'il aime réserver sa liberté en ne se livrant pas, en ne ce prononçant pas, avec une certaine méfiance qui n'est pas seulement le fait des fermiers normands, comme on le dit, mais le fait de tous les Normands; une bonne et saine méfiance, parce que les gens ne sont pas sérieux, parce qu'il se trompent. Il faut donc se méfier des gens et cela va dans le sens du droit romain et du droit civil qui ne font pas confiance parce que, après tout, les gens ne sont pas tous bons... Observons aussi cette conquête de la civilisation normande qui s'est exprimée dans la façon dont le Normand se comporte vis-à-vis des choses. N'est-elle pas saisissante la formule fameuse, légendaire probablement, mais combien vraie: "pour une année où il y a des pommes, il n'y a pas de pommes; pour une année où il n'y a pas de pommes..." Il n'y a qu'en Normandie qu'on puisse dire cela. Ailleurs, on le dit, mais on le cite, on ne le dit pas du fond du coeur. Et puis quand le Normand vous dit "P'tête ben qu'oui, p'ête ben qu'non", comme c'est vrai ! c'est toute la philosophie, c'est toute la sagesse, c'est tout Montaigne. Et pourtant Montaigne n'était pas Normand: il aurait mérité de l'être.
Libéralisme et sens de l'indépendance
Nous arrivons maintenant au troisième point qui est le libéralisme. Le Normand est essentiellement libéral parce qu'il a le sens de l'indépendance. Quand on a le sens de l'indépendance, on respecte celle des autres en même temps qu'on ne veut pas se laisser dominer par les autres. On joint à ce sentiment de libéralisme l'amour de l'ordre et la haine du désordre, le goût de l'autorité mais non celui de la tyrannie, d'aucune tyrannie.
Fidélité et sens de la durée
De ce sentiment du libéralisme et de ce sentiment de la conservation, vous arrivez tout naturellement, au sens de la durée et de la fidélité. Le Normand n'aime pas changer. Il aime s'accoutumer aux figures et une fois qu'il y est parvenu, il lui déplaît d'avoir à faire de nouvelles connaissances. Le Normand n'abandonne pas ses amitiés. Il aime conserver ses associés. Sa fidélité est une forme sentimentale de son conservatisme et le conservatisme, qu'en France on considère souvent comme un défaut, devient ici une des plus séduisantes qualités de toute la race. Remarquez que tout ceci coïncide avec le sentiment égalitaire qui traduit dans les faits l'horreur que le Normand a d'être dépendant. Parce qu'il aime l'égalité, il résiste instinctivement à qui veut s'imposer, mais il respecte les autorités établies..."