Normandie Web : Culture |
Devoir et Patrie
Livre de Lecture courante : COURS MOYEN
avec plus de 200 gravures instructives pour les leçons de choses par G. Bruno
238e édition conforme aux programmes du 27 juillet 1882.
XCV. - Le pays du pilote Guillaume. - La Normandie, ses ports, son commerce. - Rouen et ses cotonnades.
Il est bon dans l'industrie d'avoir des rivaux : nous cherchons à faire mieux qu'eux, et c'est profit pour tous.
- Père Guillaume, dit Julien le lendemain matin en arrivant sur le pont à côté du pilote, vous m'avez dit l'autre jour que vous étiez Normand ; voulez-vous que nous parlions de votre pays ? Cela m'amusera beaucoup. Moi, je voudrais connaître toutes les provinces de la France, parce-que j'aime la France et que je veux être instruit des choses de mon pays.
- Voilà qui est bravement parlé, petit Julien. Assieds-toi tranquillement en face de moi, et nous causerons de la Normandie.
Julien ne se le fit pas répéter deux fois, et le père Guillaume, levant le doift dans la direction des côtes normandes :
- Par là-bas, dit-il, au loin, comme un bras qui se plongerait dans l'Océan, il y a un cap que j ene puis voir sans un grand battemant de coeur : c'est le cap de la Hague, petit Julien ; c'est par là que je suis né, c'est là que je me suis essayé tout bambin, au pied des falaises, à lutter contre les flots et à ne pas trembler dans la tempête. Tout près est la rade de Cherbourg, et Cherbourg est le plus magnifique port militaire construit par la main des hommes. La rade de Cherbourg est défendue par une digue qui n'a pas sa pareille au monde.
- Qu'est-ce qu'une digue, père Guillaume ?
- C'est une muraille construite par les hommes, qui s'avance en mer et derrière laquelle les navires sont à l'abri de la tempête ; la digue de Cherbourg a presque une lieue ; elle s'avance au milieu d'une des mers les plus agitées et les plus dangereuses qu'il y ait sur la côte de France ; mais elle est si bien construiste en gros bloc de granit que les plus grandes tempêtes ne l'endommagent pas, que les navires qui sont derrière jouissent d'un calme parfait au moment même où les vagues déferlent au large comme des montagnes qui s'entre-choquent.
- J'aimerai bien à voir Cherbourg, père Guillaume ; est-ce qu'on s'y arrêtera ?
- Non, mon ami, nous passons tout droit, mais de loin je te le montrerai. Et puis la Normandie a bien d'autres ports et nous en verrons quelques-uns. Il y a d'abord Le Havre, qui est après Marseille le port le plus commerçant de toute la France : plus de dix milles vaisseaux y entrent chaque année et y apportent les produits de toutes les parties du monde, surtout le coton récolté en Amérique par les nègres. Puis nous avons Dieppe, connu pour ses bâtiments de pêche et pour ses bains de mer, Fécamp, Honfleur en face du Havre, Granville qui occupe plus de quinze cents hommes à la pêche des huîtres, et dont les navires vont à Terre-Neuve pêcher la morue. Enfin Rouen est aussi un port très commerçant.
- Comment ? dit Julien, Rouen est un port ?
- Certainement, c'est un port situé sur la Seine ; les navires remontent la Seine jusqu'à Rouen, comme à Nantes nous avons remonté La Loire et à Bordeaux la Garonne. Rouen, qui a plus de 113 000 habitants, est une grande ville laborieuse, pleine d'usines, de machines et de travailleurs. Elle file à elle seule trente millions de kilogrammes de coton, chaque année, dans ses vastes filatures où la vapeur met en mouvement des milliers de bobines. Le fil fait, on le teint de toutes nuances, en le plongeant dans des cuves où sont les couleurs ; les teintureries de Rouen sont, avec celles de Lyon, les plus renommées de France. Et Rouen n'est pas seule à bien travailler en Normandie. Il y a tant d'industries diverses chez nous que je ne puis pas me les rappeler toutes.
Et, en disant cela, le père Guillaume semblait tout fier de pouvoir faire de son pays un éloge mérité. Il ajouta :
- C'est que, petit Julien, la Normandie est située juste en face de l'Angleterre ; cela fait que nous sommes en rivalité pour l'industrie avec les Anglais. Il s'agit de faire aussi bien, et ce n'est pas facile ; mais, comme on ne veut pas rester en arrière, on se donne de la peine ; et alors on arrive en même temps que ses rivaux, et quelquefois avant eux.
- Tiens, dit Julien, c'est donc pour les peuples comme en classe, où chacun d'être le premier ?
- Justement, petit Julien. Dans l'industrie celui qui fait les plus beaux ouvrages les vends mieux, et c'est tout profit. Quand les hommes seron tplus sages, ils ne voudront obtenir les uns sur les autres que de ces victoires-là. Vois-tu, ce sont les meilleures et les plus glorieuses ; elles ne coûtent la vie à personne et personne ne risque d'y perdre une patrie.
XCVI. - La Normandie (suite) ; ses champs et ses bestiaux.
Un grand homme de l'Amérique disait : - Si l'on demande à quelqu'un quel est le pays qu'il aime le mieux, il nommera d'abord le sien ; mais si on lui demande ensuite quel est le pays qu'il voudrait avoir comme seconde patrie, il nommera la France
- Père Guillaume, demanda encore Julien, y a-t-il de bonnes terres en Normandie ?
- Je le crois bien, petit. La Normandie est l'un des sols les plus fertiles de la France. Nous avons des prairies sans pareilles, où les nombreux troupeaux qu'on y élève ont de l'herbe jusqu'au ventre. C'est dans le "Cotentin", dans mon pays, que chaque année on vient acheter les boeufs gras qui sont ensuite promenés à Paris, et qui sont bien les plus beaux qu'on puisse voir. Les chevaux normands, dont la ville de Caen fait grand commerce, sont connus partout : nos moutons de prés salés sont célèbres. Tu sais, petit Julien, on les appelle ainsi parce qu'ils paissent des herbes que le vent de la mer a salées. Enfin, mon ami, nos fermières font du beurre et des fromages que tout le monde se dispute ; nous envoyons par millions en Angleterre les oeufs de nos basses-cours, et nos belles poules de Crèvecoeur sont une des races les plus estimées. La campagne est tout ombragée d'arbres fruitiers, de pommiers qui nous donnent un excellent cidre, de cerisiers dont les bonnes cerises approvisionnent l'Angleterre. Que veux-tu que je te dise, Julien ? la Normandie est une des provinces les plus riches et les plus fertiles de notre France.w
- Mais, père Guillaume, quelle est donc entre toute la plus fertile ? M. Gertal m'a répété que la Bourgogne est sans pareille ; Toulouse a des plaines couvertes de blé ; mon oncle Frantz, en me faisant voir Bordeaux, m'a expliqué que ses vins sont les premiers du monde. Mais, avec tout cela, je ne sais pas laquelle de toutes ces provinces-là il faut mettre la première.
- Petit Julien, dit le père Guillaume en souriant, il n'est pas facile de donner ainsi de place et des rangs aux choses. Demande à un jardinier quelle est la plus belle des fleurs, il sera bien embarassé ; mais en revanche il t edira que le plus beau des jardins, c'est celui où il y a les plus belles et les plus nombreuses espèces de fleurs. Eh bien, petit, la France est ce jardin. Ses provinces sont comme des fleurs de toute sorte entre lesquelles il est difficile de choisir, mais dont la réunion forme le plus beau pays, le plus doux à habiter, notre patrie bien-aimée. Et maintenant n'oublions pas que c'est sur notre travail à tous, sur notre intelligence et notre honnêteté que repose l'avenir de cette patrie. Travaillons pour elle sans relâche, fièrement et courageusement : tant vaut l'homme, tant vaut la terre.
- Père Guillaume, voulez-vous que je vous lise ce que dit mon livre sur les grands hommes de la Normandie ?
- De tout mon coeur, enfant, Si je ne le sais pas, cela me l'apprendra : il est bon de s'instruire à tout âge ; et, si je le sais déjà, je serai content de l'entendre encore, car il est agréable d'écouter l'histoire de ceux qui se sont rendus utiles à leur patrie et à leurs concitoyens.
XCVII. - Trois grands hommes de la Normandie. - Le poète Pierre Corneille. - L'abbé de Saint-Pierre. - Le physicien Fresnel.
I. L'un des plus grands poètes de la France, CORNEILLE, est né à Rouen au commencement du dix-septième siècle. Ses pièces en vers, qui furent représentées à Paris, excitèrent un véritable enthousiasme. Un jour, le grand Condé fut si ému à la représentation d'une de ses pièces, qu'il ne peut s'empêcher de pleurer. Les oeuvres de Corneilles sont, en effet, remplies de sentiments élevés et de nobles maximes : il nous émeut par l'admiration des personnages qu'il représente. Aussi son nom fut parmi les plus illustres du dix-septième siècle.
Corneille resta cependant toujours simple et sans vanité. Il composait ses poésies à Rouen, dans sa ville natale, où il habitait une petite maison avec son frère ; car les deux frères Corneille s'aimait le plus tendrement du monde. Ils étaient tous deux poètes. L'un habitait un étage, l'autre l'étage supérieur ; leurs cabinets de travail correspondaient par une petite trappe ouverte dans le plafond, et lorsque Pierre Corneille était embarassé pour trouver une rime, il ouvrait la trappe et demandait l'aide de son frère Thomas. Celui-ci lui criait d'en haut les mots qui riment ensemble comme victoire, gloire, mémoire, et Pierre choisissait.
Lorsque Pierre Corneille avait fini ses pièces, il venait à Paris les apporter, et, comme il était pauvre, il allait à pied. On le voyait arriver avec ses gros souliers ferrés, son bâton à la main et un nouveau chef-d'oeuvre sous le bras.
Vers la fin de sa vie, il vint s'établir à Paris. Sa pauvreté s'était encore accrue. On raconte qu'un jour il se promenait avec un écrivain de l'époque : ils causaient poésie. Tout d'un coup le grand Corneille, simplement, quitta le bras de son interlocuteur, et, entrant dans une boutique de savetier, il fit, pour quelques sous, remettre un pièce à ses souliers endommagés : telle était la simplicité et la grandeur avec laquelle il portait sa pauvreté sans en rougir.
La ville de Rouen a élevé à Corneille une magnifique statue, sculptée par David d'Angers.
II. Barfleur est un petit port de la basse Normandie, d'où Guillaume le Conquérant, chefs des Normands, partit autrefois à la tête de sa flotte pour conquérir l'Angleterre.
A Barfleur naquit, au milieu du dix-septième siècle, l'abbé de SAINT-PIERRE, célèbre pour son ardent amour de l'humanité. Toute sa vie il n'eut qu'un désir, améliorer le sort des peuples, et dans ce but il proposa toutes sortes de réformes.
En 1712, sur la fin du règne de Louis XIV, l'abbé de Saint-Pierre fut témoin des cruels désastres qu'éprouva la France envahie ; rempli d'horreur pour la guerre, il se demanda s'il ne serait pas possible aux nations de l'éviter un jour. C'est alors qu'il écrivit un beau libre intitulé : Projet de paix perpétuelle. Il y soutenait qu'on pourrait éviter la guerre, en établissant un tribunal choisi dans toutes les nations et chargé de juger pacifiquement les différends qui s'éleveraient entre les peuples.
Sans doute nous sommes loin encore de cette paix perpétuelle rêvée par le bon abbé Saint-Pierre ; mais ce n'est pas moins un honneur pour la France d'avoir été, entre toutes les nations, la première à espérer qu'un jour les peuples seraient assez sages pour renoncer à s'entretuer et pour terminer leurs querelles par un jugement pacifique.
L'abbée de Saint-Pierre passa ainsi toute sa vie à chercher des moyens de soulager la misère et d'assurer le progrès de l'humanité. C'est lui qui a inventé un mot que nous employons tous aujourd'hui et qui n'était alors dans la langue française, le mot de bienfaisance. Il ne s'est pas contenté du mot, il a lui même donné toute sa vie l'exemple de cette vertu.
III. Augustin FRESNEL, né dans l'Eure à la fin du siècle dernier, fur d'abord un enfant paresseux ; il était à l'école le dernier de sa classe. Mais il ne tarda pas à comprendre qu'on n'arrive à rien dans la vie sans le travail, et bientôt il travailla avec tant d'ardeur pour réparer le temps perdu qu'à l'âge de seize ans et demi il entrait l'un des premiers à l'Ecole polytechnique.
Il en sortit à deix-neuf ans avec le titre d'ingénieur des ponts et chaussées. Bientôt, il fit grand bruit dasn le monde savant des découvertes faites par un jeune physicien sur la lumière et la marche des rayons lumineux. C'était Fresnel, qui, grâce à ces découvertes, put plus tard perfectionner l'éclairage des phares. Avant lui, la lampe des phares n'avait qu'une faible lumière, qui ne s'apercevait pas d'assez loin sur les flots, et les naufrages étaient encore fréquents. Fresnel sut multiplier la lumière de cette lampe en l'entourant de verres savamment taillés et de miroirs de toute sorte.
« C'est la France, a dit un de nos écrivains, qui après ses grandes guerres, inventa ce snouveaux arts de la lumière et les appliqua au salut de la vie humaine. Armée du rayon de Fresnel, de cette lampe forte comme quatre mille et qu'on voit à douze lieues, elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entre-croisent leurs lueurs. Les ténèbres disparurent de la face de nos mers. Qui peut dire combien d'hommes et de vaisseaux sauvent les phares ?»
Julien continuait sa lecture ; mais le pilote Guillaume ne l'écoutait plus depuis déjà quelque temps ; il était tout occupé du navire et de la mer. Le vent s'était levé plus fort, et on voyait au loin l'Océan qui commençait à blanchir d'écume.
- Allons, laisse-moi, petit, dit Guillaume ; tes histoires sont intéressantes, mais nous les verrons une autre fois. Sur toutes ces côtes la mer est mauvaise, et je pourrai bien avoir ce soir forte besogne.