Accueil : Nature : La Vache normande : Histoires de vaches : 20e s.

Histoires de vaches : 20e s.

Auteur : Jean-Marie Levesque - jmlevesque@ville-caen.fr

[ La Vache normande ] [ Histoires de vaches ] [ Histoires de vaches : 18e s. - 19e s. ] [ Histoires de vaches : 20e s. ]

Marché aux bestiaux à Caen. Aquarelle de 1935 Or, loin du cliché facile d'un paysage de prairies intemporelles sous le ciel de Normandie, cette histoire n'a pas plus d'un siècle, ou un siècle et demi. De la vache normande, les éleveurs ont fait en trois générations d'hommes la première race bovine française, championne dans tous les concours, exportée dans le monde entier, cobaye de toutes les innovations techniques comme le contrôle laitier ou l'insémination artificielle. On a fait fortune en Normandie entre 1930 et 1950 dans la vente des reproducteurs bovins pour la plus grande gloire des seigneurs de l'élevage, hommes et taureaux. Mais le succès a endormi la vigilance et l'esprit de progrès.
Sûrs de leur fait, les Normands de l'Entre-deux-guerres se sont mis à négliger les principes inventés par leurs aînés : à quoi bon contrôler les performances laitières des vaches puisque nous savons qu'elles sont les meilleures ? D'ailleurs la paye du lait n'intéresse guère les éleveurs. Ce qu'ils aiment c'est la vente, le concours. Dénicher le meilleur taureau, la meilleure vache ... et revendre les mauvaises "biques", en trichant au besoin sur les origines. L'inscription aux livres d'élites du Herd Book ne concerne donc qu'une toute petite minorité de "stars", au mépris de l'intérêt de l'économie locale : l'amélioration de la masse du troupeau.

Affiche de vente à l'élevage en Seine-Maritime Pendant ce temps la concurrence s'organise. La grande rivale sous tous ses avatars successifs - hollandaise, française frisonne pie-noir, prim'holstein - bénéficie au contraire d'un travail de sélection conduit de façon rationnelle sur une large effectif international. En Cotentin, on l'appelle avec mépris la "Noire", la "Pouque à lait". Elles n'est pas belle comme nos normandes. Mais, spécialisée exclusivement sur la production laitière, elle donne un lait moins riche, mais en beaucoup plus grandes quantités. Surtout, elle a bénéficié d'entrée de jeu d'une innovation majeure : l'insémination artificielle expérimentée en 1946, dans le Perche, sur des vaches normandes, mais dont les Normands n'ont pas voulu.

L'insémination artificielle : le taureau sur la vache mécanique L'insémination artificielle permet en effet de stocker et de diffuser en grandes quantités la semence sélectionnée des meilleurs reproducteurs. Pour les Normands, cette maudite invention représente la fin du commerce fructueux des taureaux de foire - on n'a plus besoin que de quelques dizaines de mâles, pour des centaines, des milliers de vaches. C'est la fin aussi d'un art de vivre, fait de finesse et de rouerie, d'un rapport à l'animal autant culturel qu'économique. On se battra en Cotentin jusqu'à la fin des années 50 pour interdire l'insémination. Pendant ce temps, la concurrence en bénéficie à plein et produit des vaches 20 à 30% moins chères à l'achat. Que viennent quelques épizooties - fièvre aphteuse, tuberculose bovine - et les éleveurs touchés préfèrent reconstituer le troupeau abattu à moindres frais. De plus, à partir, des années 60, le contexte productiviste incite à choisir un animal qui "pisse le lait". Enfin, d'autres races conquièrent sur le marché des places réservées à leur spécialité bouchère : charolaises, limousines, blondes d'aquitaines, et même salers aujourd'hui. Elles aussi ont changé les couleurs de nos prairies.
En 1958 l'effectif de vaches normandes est le premier au niveau national. En 1988, il est retombé à la troisième place derrière la prim'holstein et la charolaise, chacune dans leur spécialité, après avoir perdu plusieurs millions de têtes. En Normandie seulement, la vache normande reste première, d'une courte corne, avec seulement un peu plus de 50 % de l'effectif total.
Mais la normande garde tous ces atouts face à ces cousines et rivales : rusticité, mixité lait-viande, remise à niveau génétique incontestable ces dernières années. Le contexte économique change lui aussi. Les quotas laitiers et la politique d'AOC lui redonnent toutes ces chances.
Et surtout, les jeunes éleveurs sont encore animés par l'attachement viscéral et sentimental à un animal dont, rappelons le fortement, l'aventure n'a commencé que du temps de leurs arrière-grand-pères.

Jean-Marie Levesque
Musée de Normandie

Pour en savoir plus :
"La vache et l'homme" / sous la dir. de Jean-Jacques Bertaux et Jean-Marie Levesque. - Caen : Musée de Normandie. Ed. Maît'Jacques, 1997. - 207 p., ill.

[ La Vache normande ] [ Histoires de vaches ] [ Histoires de vaches : 18e s. - 19e s. ] [ Histoires de vaches : 20e s. ]